"American Mother" de Colum McCann


La force d'une mère face à l'inacceptable

"Comment honorer ce coeur meurtri ? 
Comment contenir le chagrin ? 
Comment regarder cet homme dans les yeux ? 
Comment contourner la haine ?"



Présentation de l'éditeur

Comment rester debout face à la violence, à l'horreur ? Comment regarder dans les yeux celui qui vous a enlevé ce que vous aviez de plus précieux ? Comment pardonner à l'assassin d'un des siens ? Comment garder espoir quand tant d'atrocités sont commises au nom de la religion ?

Toutes ces questions qui nous assaillent dans une actualité toujours plus tragique, Colum McCann y a été confronté lors de sa rencontre avec Diane Foley. Jour après jour, il l'a accompagnée au procès des bourreaux de Daech et a vu une mère au courage exceptionnel puiser dans sa foi et son humanisme la force d'affronter un de ceux qui ont torturé et décapité son fils, le journaliste américain James Foley.

Plongez dans une enquête vibrante sur les intégrismes religieux à travers l'histoire vraie de cette mère de famille face à l'horreur.


Mon Avis

    Il existe, dans la littérature contemporaine, de ces œuvres qui transcendent leur sujet pour toucher à l'essence même de la condition humaine. American Mother appartient à cette catégorie rare où le témoignage se mue en questionnement métaphysique. Colum McCann, déjà maître de l'art du récit polyphonique avec Apeirogon (dans lequel il relate le combat et le dialogue entre deux pères, l'un israélien et l'autre palestinien qui ont tous les deux perdu leur fille dans un attentat), s'empare ici du destin tragique de Diane Foley pour explorer les territoires les plus obscurs de l'âme humaine : le deuil, la vengeance, et cette capacité paradoxale au pardon qui défie toute logique.

"Elle ne pleurera pas. La dernière fois qu'elle a pleuré, c'est le jour de la mort de Jim. Sept ans plus tôt. Au contraire, elle sourit, un sourire dur et néanmoins chaleureux. C'est une femme déterminée. Son grand talent est de savoir garder sa peine au-dedans d'elle."

    

    Le livre s'ouvre sur une scène d'une puissance dramatique saisissante : Diane Foley face à Alexanda Kotey, l'un des bourreaux de son fils James, journaliste décapité par Daech en 2014. Cette confrontation, loin des codes attendus de la tragédie grecque, révèle une vérité plus troublante encore. Pas de pathos, pas de cris vengeurs, mais juste la sérénité d'une femme qui cherche à comprendre l'incompréhensible.

    Cette posture déstabilise le lecteur autant qu'elle interroge nos propres mécanismes de défense face à l'horreur. Comment cette mère parvient-elle à écouter celui qui a orchestré la mort de son enfant ? McCann nous place devant cette énigme morale sans nous offrir de réponse rassurante. Le pardon de Diane Foley n'est ni absolution chrétienne ni faiblesse, mais acte de résistance ultime contre la barbarie qui, autrement, l'aurait détruite.


"Si l'Espagne parvenait à récupérer ses enfants, pourquoi pas les Etats-Unis ? (...) Ma peine se heurtait aux occasions manquées. La triste vérité était qu'à mon avis notre gouvernement n'en avait pas la volonté, ou le désir, et cette vérité empêchait le retour de Jim. J'ai appris plus tard qu'il n'avait jamais été la priorité absolue de l'administration."


    Au-delà du drame personnel se dessine une critique impitoyable de l'appareil étatique américain. McCann dévoile, par la voix de Diane, les rouages d'une bureaucratie qui sacrifie ses citoyens sur l'autel de principes abstraits. Cette politique du "nous ne négocions pas avec les terroristes" révèle son cynisme véritable : l'État préfère laisser mourir ses enfants plutôt que de ternir son image de puissance intransigeante.

    La confrontation entre Diane Foley et Barack Obama cristallise cette hypocrisie institutionnelle. Face au président, elle ose l'impensable : "Jim a peut-être été une priorité dans votre esprit, mais pas dans votre cœur." Cette phrase brutale résonne comme un réquisitoire contre une Amérique qui abandonne ses enfants tout en instrumentalisant leur mort. L'ironie tragique culmine quand McCann révèle les moyens colossaux déployés après l'assassinat de James, contrastant cruellement avec l'indigence des efforts consentis pour le sauver.

    L'omniprésence du religieux dans le récit constitue sans doute l'aspect le plus clivant de l'œuvre. La foi chrétienne de Diane Foley imprègne chaque page, chaque réflexion, au point de parfois étouffer la dimension littéraire du propos. McCann se fait ici l'écho fidèle d'une spiritualité qui peut parfois agacer le lecteur.

    Pourtant, cette religiosité permet à Diane de construire un sens là où il n'y en a pas, de transformer sa douleur en mission divine. La foi lui permet de survivre à l'insoutenable. En cela, McCann touche à quelque chose d'universel : notre besoin vital de narrativité face au chaos.


"J'étais brisée, déchiquetée. Je n'avais jamais rien ressenti de tel, ni de près ni de loin. Rien. Le choc atomisant du pouvoir de la haine."


    La véritable réussite du livre réside dans sa capacité à montrer la transformation de la douleur en action. Diane Foley incarne cette alchimie mystérieuse qui permet de sublimer la perte en engagement. Sa fondation, son combat politique pour réformer la politique américaine des otages, sa lutte pour protéger les journalistes freelances : autant d'actes qui donnent sens à l'absurde.

    Cette métamorphose n'a rien de magique. McCann nous montre une femme qui choisit délibérément de canaliser sa rage vers la construction plutôt que vers la destruction. En cela, American Mother rejoint les plus beaux récits de résilience de la littérature contemporaine, ces textes qui nous rappellent la capacité humaine à créer du sens face au néant.


"Elle est une mère américaine. (...) Le ciel de Diane est petit, même s'il contient beaucoup de pluie. La grande histoire, parfois, l'oublie. Elle est souvent invisible. Elle s'efface en marge des mots de quelqu'un d'autre. Mais elle a décidé, à contre-courant, que le monde était disponible pour elle aussi. Elle y a sa place. Elle a des choses à dire. Elle n'a pas besoin de se retirer. Elle n'est pas du genre à trembler et à s’effacer. Elle a appris à s'exprimer, non pas d'une voix forte et criarde, tonitruante et masculine, mais avec politesse, respect, résolution."


    American Mother demeurera comme le témoignage bouleversant d'une mère qui a su transformer son deuil en combat universel. McCann nous livre un texte nécessaire qui interroge nos certitudes morales et politiques. Dans une Amérique qui peine à réconcilier ses idéaux et ses actes, Diane Foley rappelle ce dont l'humanité est capable quand elle refuse de céder à la facilité de la haine.


"Elle sait également qu'on lui a menti, de multiples façons, dans mille endroits. On l’a sous-estimée. On l’a infantilisée. On l’a méprisée. Elle connaît le monde sous plusieurs facettes : en tant qu’enfant, en tant que femme, en tant que mère. Mais elle n'est pas là pour se taire. Elle doit dire ce qu'elle ressent."


    Ce livre nous confronte à nos propres limites : jusqu'où serions-nous capables d'aller dans le pardon ? Quelle part de nous-mêmes accepterions-nous de sacrifier pour donner sens à l'insensé ? Ces questions, McCann les pose sans y répondre, nous laissant seuls face à notre propre humanité. C'est peut-être là sa plus belle réussite.


★★★★☆


American Mother, de Colum McCann, traduit de l'anglais (Irlande) par Clément Baude, Editions 10/18, 2025, 264 pages.

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